Six mois après son arrivée au Secrétariat général de l’Organisation internationale de la Francophonie, Michaëlle Jean évoque une institution solide, une communauté unie et se présente comme le fruit d’un consensus. Portée à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie en novembre dernier, l’ancienne gouverneure générale du Canada (2005-2010) imprime déjà sa marque à la plus vaste institution intercontinentale. Femme de conviction et d’action, c’est avec détermination et assurance que cette polyglotte qui parle cinq langues (français, anglais, espagnol, italien et créole haïtien), évoque avec Notre Afrik les grandes préoccupations sociopolitiques du continent africain. Ebola, respect des Constitutions, Boko Haram, processus électoraux… Tout passe dans la grille d’analyse de cette native de Port-au-Prince qui nous a reçus à Yaoundé, le temps d’une pause au milieu d’une visite officielle au pas de course, qui l’a conduite au Cameroun du 13 au 17 avril dernier.
Notre Afrik : Quatre mois après votre élection, quel est l’état des lieux de l’institution dont vous avez pris les rênes ?
Michaëlle Jean : Dès ma prise de fonction, le 5 janvier, j’ai rencontré les hommes et les femmes qui font en sorte, quotidiennement, que la Francophonie réponde aux aspirations des populations francophones. J’ai rencontré des équipes formidables, compétentes, motivées, créatives et militantes. L’Organisation internationale de la Francophonie est une institution solide.
Qu’avez-vous changé depuis janvier ?
J’ai inscrit mes premiers pas dans ceux de mon prédécesseur et j’agis dans la continuité de son action. Mais ma vision du monde est celle d’une femme d’action et d’expérience. J’ai un parcours et une carrière qui me sont propres et qui me sont très utiles dans mes nouvelles fonctions. J’aime souvent dire que mon arrivée à la tête de la Francophonie représente le changement dans la continuité.
Qu’est-ce qui pourrait changer au cours des prochains mois à l’OIF ?
Au Sommet de Dakar, en novembre dernier, les chefs d’État et de gouvernement nous ont donné une feuille de route claire et précise. Ils souhaitent que la Francophonie s’engage avec détermination dans le domaine économique, que les femmes et les jeunes soient encore plus impliqués dans nos actions. Cette feuille de route nous invite à rester en phase avec les grands enjeux internationaux émergents et l’actualité de nos pays membres. Elle nous invite à être offensifs. Elle nous invite également à être créatifs en conjuguant étroitement stratégie et action de terrain. C’est dans cette optique que je compte avancer au cours des prochains mois et tout au long de mon mandat.
Pendant votre campagne, vous avez plaidé pour une Francophonie moderne et tournée vers l’Avenir. Constat d’une institution dépassée ?
Non, pas du tout ! La Francophonie est résolument une institution moderne, qui porte un projet actuel et novateur. Dès ma prise de fonction, j’ai dit à toutes celles et ceux qui travaillent avec moi que ma volonté était de faire savoir et faire comprendre ce que fait la Francophonie. Ce que je veux, c’est porter ce projet plus fort, plus haut, plus loin.
L’OIF réunit le tiers des États des Nations unies, mais l’anglais semble faire la course en tête…
Un petit rappel indispensable avant toute chose : la Francophonie ne se bat pas contre une langue et certainement pas contre l’anglais. Ce que nous défendons, c’est le plurilinguisme. Plusieurs langues signifient plusieurs visions du monde, plusieurs façons de faire face à nos défis communs. Le français est, avec l’anglais, la seule langue parlée sur les cinq continents. Il faut aussi savoir que le désir de la langue française s’exprime fortement dans le monde entier et que de nombreux pays instaurent l’enseignement du français en tant que deuxième ou troisième langue étrangère pour que leur jeunesse maîtrise plusieurs langues.
Par contre, je partage votre opinion sur le manque de plurilinguisme dans les organisations internationales. Malgré les systèmes de traduction et d’interprétation mis en place, les fonctionnaires et diplomates s’expriment de plus en plus en anglais, même quand ils maîtrisent plus ou moins bien le français. Je le regrette. Comme mon prédécesseur, c’est une bataille que je ne cesserai jamais de mener.
Un pays comme le Qatar a-t-il sa place à l’OIF ?
Comme vous le savez, la décision d’admettre ou non de nouveaux membres au sein de l’OIF relève de la volonté des chefs d’État et gouvernement. Ce n’est donc pas à moi de juger si tel ou tel pays a sa place dans l’Organisation. Qu’un pays comme le Qatar et d’autres aient eu envie de rejoindre la Francophonie est la preuve que nous représentons un espace unique et prolifique d’alliances et de possibilités.
À mon avis, l’important est que tous les États et gouvernements membres de l’OIF partagent pleinement les valeurs et principes fondamentaux de la Francophonie, et qu’ils respectent les devoirs et les responsabilités qui leur incombent en tant que membres de l’Organisation.
Parlant de devoirs, le Qatar paie-t-il désormais ses cotisations ?
Le Qatar accuse effectivement des retards dans le paiement de ses cotisations. Et nous sommes en train d’y remédier.
Avez-vous le sentiment que les « blessures » du sommet de Dakar sont cicatrisées ?
Je trouve votre expression exagérée. Il y a eu une élection et donc des candidats malheureux. Mais pas de blessures. La Francophonie est une communauté unie. Le fait que j’ai été élue par consensus en est la preuve.
Quel était finalement le secret de votre victoire ?
Je suis une femme de conviction. Toute ma vie, j’ai su rassembler et convaincre. Mes nombreuses rencontres avec des autorités politiques, des jeunes, des femmes et des partenaires de la société civile sur tous les continents ont été indispensables pour nourrir ma réflexion et me permettre de faire un véritable état des lieux de l’espace francophone et convaincre de la pertinence de ma candidature.
Avez-vous depuis lors parlé à vos malheureux rivaux ?
J’ai eu le plaisir de revoir l’ambassadeur Henri Lopes lors du récent Conseil permanent de la Francophonie à Paris. Malheureusement, je n’ai pas eu l’occasion de parler aux autres candidats. Cela dit, les représentants de leurs pays respectifs auprès de l’OIF m’ont tous adressé des mots de félicitations et d’encouragement.
Est-il aisé de succéder à Abdou Diouf ?
C’est un honneur !
Vous a-t-il laissé un testament ?
Un héritage plutôt : cette magnifique institution qu’il a contribué à bâtir, ce projet merveilleux qu’il a porté pendant douze ans.
Quels sont les « tuyaux » qu’il vous a donnés pour réussir votre mission ?
Par respect pour le Président Diouf, vous me permettrez de garder ces informations confidentielles.
Un directeur de cabinet d’Afrique centrale, un administrateur d’Afrique de l’ouest : des nominations géopolitiquement marquées ?
Non, ce sont seulement des hommes compétents, dévoués et engagés pour la Francophonie.
Sur quels critères ont été désignés vos deux principaux collaborateurs, Jean-Louis Atangana et Adama Ouane ?
Compétence, talent, engagement, loyauté.
Boko Haram, Shebab, Aqmi : comment la Francophonie peut-elle contribuer à venir à bout du terrorisme ?
Le terrorisme n’est pas la seule affaire des pays et des peuples qu’il frappe. Ce fléau est plus que jamais l’affaire de tous les pays. C’est cette prise de conscience que la Francophonie s’attache à faire émerger à travers ses plaidoyers, à travers ses actions. À Dakar, les chefs d’Etat et de gouvernement, préoccupés au plus haut point par l’expansion de ces menaces transversales, ont fait de la lutte contre le terrorisme une de leurs priorités. Ils se sont engagés à tout mettre en œuvre pour y faire face.
Dans cette lutte contre le terrorisme, ne sous-estimons pas nos armes de construction massive que sont l’éducation, la formation, la sensibilisation, l’accompagnement des actions menées par les organisations de la société civile pour combattre et prévenir l’embrigadement, les discours haineux, les appels à la violence, l’isolement et le désenchantement de la jeunesse. En ma qualité de Secrétaire générale, je m’inscris pleinement dans cette dynamique et dans ce combat.
Que vous inspire la victoire de Muhammadu Buhari au Nigeria ?
Avec ces élections, le Nigeria a prouvé qu’il avait définitivement pris le chemin de la démocratie. Le nouveau Président a été élu à l’issue d’un scrutin historique conclu par une alternance démocratique et pacifique du pouvoir, un phénomène inédit dans ce pays, qui est la première puissance économique et un des pays les plus peuplés d’Afrique. C’est une très bonne nouvelle pour le continent.
Vous avez consacré votre première visite en Afrique. Pourquoi le choix de Conakry ?
Pour l’enfant d’Haïti que je suis, ce déplacement fut précieux, car nous Haïtiennes et Haïtiens, avons coutume de dire, sur le fil de notre mémoire, et en langue créole : « Nou se pititt guinin » (« Nous sommes filles et fils de Guinée »).
Si j’ai tenu, en qualité de Secrétaire générale de la Francophonie, à ce que mon premier déplacement en terre africaine s’effectue en Guinée, c’était pour exprimer un message de totale solidarité au peuple guinéen si cruellement éprouvé par la pandémie Ebola. La solidarité, vous le savez, est au fondement de notre grande famille francophone. Nous avons tous une responsabilité d’accompagner fidèlement et durablement la Guinée dans cette épreuve. Les 10 000 victimes du virus Ebola, en Guinée, au Libéria et en Sierra Leone, sont 10 000 victimes de trop ! Lorsque des vies humaines sont en jeu, l’urgence doit être la norme, et les moyens nécessaires doivent être déployés.
En 2010, j’ai vu mon pays natal, Haïti, ravagé par un terrible tremblement de terre qui a fait 300 000 morts et je suis bien placée pour savoir que ce dont les autorités et la population ont besoin, dans de telles circonstances de détresse, de dénuement, de fragilité extrême, c’est d’une solidarité internationale massive et sans faille, ainsi qu’un accompagnement dans la durée.
En Guinée, vous avez rencontré des leaders de l’opposition : que pensez-vous de leurs revendications, notamment sur le calendrier électoral ?
J’ai salué le fait d’engager le processus électoral alors que la Guinée n’est toujours pas définitivement sortie de l’épidémie Ebola. Mon message auprès de l’ensemble des acteurs politiques et de la société civile était de dire qu’il leur faut avancer vers les prochaines élections dans un climat apaisé et que l’Organisation internationale de la Francophonie continuerait d’appuyer le développement démocratique en Guinée.
Comment renouer le dialogue entre l’opposition et le gouvernement du Président Condé ?
Cette décision leur appartient. Je suis confiante qu’ils assumeront leurs responsabilités dans l’intérêt supérieur de la nation.
Deuxième pays visité en Afrique : le Cameroun. Quel regard portez-vous sur la marche de ce pays ?
A chaque fois que je vais au Cameroun, je suis épatée par le dynamisme et la créativité de ce pays. La qualité de ses intellectuels reconnue partout dans le monde, sa richesse artistique, le dynamisme de sa jeunesse, le talent de ses artistes, l’imagination de ses capitaines d’industrie, le caractère — j’allais dire indomptable — de ses lions du football qui ont offert tant de satisfactions à leur pays et à l’Afrique, son syncrétisme religieux et surtout, surtout cette nation soudée autour de l’essentiel malgré les centaines de dialectes et les deux langues officielles.
J’ai rappelé lors du déjeuner d’Etat offert par le Président Biya que le Cameroun est l’un des rares pays au monde à appartenir à la fois au Commonwealth, à l’OIF et à l’Organisation de la Coopération islamique. C’est éloquent.
Au cours du déjeuner d’Etat qui vous a été offert à Yaoundé, vous avez déclaré : « Les jeunes font partie de la solution. » Votre plaidoyer a-t-il été entendu ?
Je le crois. A l’occasion de cette visite au Cameroun, j’ai rencontré et échangé avec des centaines de représentants d’associations de jeunes au Palais des Congrès et des milliers d’étudiants des différentes universités de Yaoundé. J’ai été séduite par leur dynamisme, leur créativité, leur soif d’entreprendre et la confiance qu’ils ont désormais en leur avenir. L’Afrique est un continent de jeunesse et c’est une chance.
Comment vous est apparu le Président Paul Biya ? Il reste une énigme pour ses compatriotes…
Je l’avais déjà rencontré lors du Sommet de Québec en 2008 et, par la suite, il m’avait fait l’honneur de me recevoir chez lui alors que j’étais Chancelière de l’Université d’Ottawa. Je l’ai revu avec joie durant mon voyage officiel au Cameroun. Nos échanges ont été très riches et très fructueux. Nous partageons la même vision de la Francophonie pour l’avenir.
Le Président Biya était l’un de vos fervents soutiens. Son soutien a-t-il été décisif dans votre victoire ?
Dès 2013, quand je suis venue au Cameroun en tant que Chancelière de l’Université d’Ottawa, il a été un des premiers à encourager ma candidature. Il a toujours été à mes côtés et je lui en suis reconnaissant.
Quel regard portez-vous sur les débats liés aux changements constitutionnels en Afrique ? Avez-vous des motifs d’inquiétudes pour la situation en RDC, au Congo et au Burundi ?
Nous suivons évidemment de très près la situation dans chacun de ces pays. La Francophonie est naturellement concernée par les questions et les débats relatifs aux Constitutions qui, comme vous le savez, sont des instruments fondamentaux garants de l’ordre politique, institutionnel et démocratique de nos pays. Je vous rappelle qu’il y a maintenant près de 14 ans que nos chefs d’Etat et de gouvernement ont adopté la Déclaration de Bamako, un texte fort qui constitue la référence de la Francophonie en matière de paix, de démocratie et des droits de l’Homme.
L’action quotidienne de l’OIF tend à accompagner les Etats dans la mise en œuvre des engagements et à rendre effectifs les grands principes énoncés dans ce document, afin de construire durablement la paix, édifier des démocraties viables et promouvoir l’Etat de droit au sein de l’espace francophone. C’est pourquoi j’encourage le respect des Constitutions que les peuples se sont données librement en privilégiant toujours le dialogue et la recherche de consensus là où les problèmes peuvent se poser. C’est à ce prix seulement que nous pouvons prospérer, notamment dans un contexte international marqué par des menaces permanentes à la paix et à la sécurité.
En quoi consisterait ce consensus ?
A deux valeurs fondamentales : respect des Constitutions et privilégier, en toutes circonstances, l’intérêt supérieur de la nation.
Votre position vous autoriserait-elle par exemple à dire aux Présidents Nkurunziza, Sassou et Kabila de ne pas toucher leurs Constitutions sans consensus ?
Dans le cadre de ses discussions avec les chefs d’Etats des membres de l’OIF, la Secrétaire générale alerte, sensibilise, et écoute. Elle peut, également, dépêcher des missions et, au besoin, convoquer les instances appropriées de l’OIF pour trouver une solution à un problème devenu aigu.
Entendez-vous visiter ces trois pays pour désamorcer d’éventuelles crises politiques ?
Je demeure à la disposition des autorités et je serai toujours prête pour me déplacer et désamorcer, comme vous le dites, d’éventuelles crises politiques. Sachez cependant que la Secrétaire générale de la Francophonie dispose d’un certain nombre d’instruments qui lui permettent de contribuer à cela. L’un d’entre eux est la nomination d’envoyés spéciaux : je viens d’ailleurs de nommer M. António Mascarenhas Monteiro, ancien Président du Cap-Vert, comme mon envoyé spécial pour les Grands Lacs.
Quel est votre regard sur la transition en cours au Burkina ?
Dès le mois de novembre dernier, l’OIF s’est mobilisée aux côtés des partenaires internationaux pour soutenir le processus de sortie de crise. Nous poursuivons nos efforts pour accompagner les autorités nationales à conduire à terme, et dans les meilleures conditions, la transition. Il faut encourager les acteurs burkinabè à mettre en œuvre la Feuille de route, selon les délais convenus, dans un esprit de concertation, et dans le respect des principes démocratiques sur lesquels est fondée l’action de la Francophonie.
Quelle est votre position sur le nouveau code électoral qui fait débat ?
Je réitère l’attachement de la Francophonie aux processus électoraux inclusifs et consensuels, seuls en mesure de garantir la vie politique apaisée dans notre espace commun.
La place et le rôle de l’armée divisent également…
L’armée a joué un rôle de premier plan dans l’évolution politique du pays. Dans une démocratie consolidée, l’armée doit être au service des autorités politiques démocratiquement élues, et non l’inverse. La déclaration de Bamako, qui constitue le cadre d’action de la Francophonie politique, est très claire là-dessus.
Êtes-vous optimiste pour l’avenir du continent africain ?
Sans aucun doute ! Non seulement, l’Afrique est en marche mais nous avons tous intérêt à ce qu’elle joue pleinement sa partition dans le concert planétaire. Je l’ai dit à l’Université de Yaoundé : en 2050, un quart de la population mondiale sera africaine. Tout est dit dans ces quelques mots.
Est-ce la future grande puissance des prochaines décennies ?
Certainement. Et même s’il est certain qu’elle devra relever de nombreux défis, je reste convaincue que l’Afrique est en marche vers son destin de grande puissance du XXIe siècle. Et dans cette marche, elle aura besoin de l’aide et du soutien de chacun d’entre nous. Parce que comme le disait Mandela : « Aucun de nous, en agissant seul, ne peut atteindre le succès ».
Propos recueillis à Yaoundé par Thierry Hot
© Notre Afrik 55, mai 2015
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