© Damien Roulette
Notre Afrik : L’ANC a été très présent pendant les dix jours de deuil consécutifs à la mort de Nelson Mandela ; notamment à Qunu lors des funérailles au cours desquelles l’actuel président Jacob Zuma a entamé l’hymne du parti. Peut-on parler de récupération politique ?
Adam Habib : Oui, probablement, mais quel parti ne le ferait pas ? Madiba est le fils, le produit de l’ANC. Je pense que la vraie question est de savoir comment ils pratiquent cette récupération et si cela répond à la vision de Mandela. Cela a trait notamment à la corruption, à l’incapacité de réduire les inégalités économiques, etc.
Dans les quartiers les plus pauvres de Soweto, les jeunes se sentent trahis par l’ANC…
L’ANC a accompli des choses fantastiques au cours des 20 dernières années. L’Afrique du Sud est de loin un bien meilleur endroit qu’elle ne l’était il y a 20 ans. A l’époque, si je parlais comme je parle maintenant, je pouvais être arrêté. Cela ne se produit plus. Il y a maintenant des opportunités qui se présentent qui n’existaient pas avant, c’est cela qui est très différent et il ne faut pas l’oublier. Mais, je pense qu’en effet, il y a des défis importants à relever. Le plus sérieux est celui des inégalités économiques. Je pense que les autorités ont travaillé sur le problème de la pauvreté, mais jamais sur les inégalités.
Comment l’ANC, ainsi que les autres partis, peuvent-ils entretenir l’héritage de Nelson Mandela ?
Il faut d’abord s’entendre sur ce qu’est l’héritage de Mandela. Tout le monde parle de l’héritage de Madiba comme étant la réconciliation, ils parlent de son pragmatisme. Mais il a fait plus que cela, il a travaillé pour plus d’intégration économique, de libertés civiles, de participation démocratique. Le problème est que les gens choisissent un peu ce qu’ils aiment, c’est un point rappelé par Barack Obama lors de la commémoration au stade de Johannesburg. Mais Barack Obama choisit également ce qui lui convient. Vous ne pouvez pas honorer Madiba et continuer avec Guantanamo, vous ne pouvez pas saluer Mandela et continuer à envoyer des drones sur des militants étrangers… C’est hypocrite !
Donc, l’ANC répond-il aux idéaux de Nelson Mandela ? Non, à moins de s’attaquer aux inégalités. Seulement, certains membres du parti vous diront que les inégalités sont inhérentes à une société moderne. Partout, les inégalités augmentent. Le problème est que ces inégalités augmentent ici, dans une société qui est déjà l’une des plus inégales au monde. La conséquence est que cela polarise socialement la société. Vous vous retrouvez avec toute une série de pathologies sociales : violences criminelles, abus sexuels, abus sur des enfants, grèves et manifestations violentes comme à Marikana, etc. S’attaquer aux inégalités est, selon moi, respecter la vision de Mandela. Et c’est ce que l’ANC tend à oublier.
Parmi les victimes de ces inégalités, beaucoup disent que l’économie sud-africaine est restée dans les mains des Blancs. Oserait-on dire que l’apartheid se manifeste d’une autre manière ?
Je pense que ce serait simpliste. Comment peut-on dire que l’économie est dans les mains des Blancs quand Patrice Motsepe (à la tête de la compagnie minière African Rainbow Minerals, Ndlr) est riche de 2,7 milliards de dollars ? Quand le vice-président de l’ANC (Cyril Ramaphosa, Ndlr) vaut 700 millions de dollars ?
Est-il vrai que notre transformation ne s’est pas opérée de manière suffisante ? Absolument ! Est-il vrai que de nouveaux entrepreneurs n’ont pas encore suffisamment émergé ? Absolument ! Il n’y a pas de doute que les bénéfices de la transition, les privilèges de la transition ont été partagés de manière disproportionnée par l’élite connectée au monde politique. La tragédie est que ce partage ne se fait pas de manière équitable, il ne profite qu’à une petite minorité.
Les « Born Frees » sont-ils si libres que cela aujourd’hui ?
Tout le monde parle des Born Frees comme d’une catégorie homogène, mais ce n’est pas le cas. Il y a ceux qui sont jeunes, au chômage, marginalisés, sans formation et sans opportunité. Mais il y a aussi ceux qui sont les enfants d’entrepreneurs, éduqués dans des universités publiques et qui ont un emploi.
On a donc deux catégories de Born Frees, que l’ANC risque bientôt de perdre. La première, les Born Frees privilégiés, car ils sont horrifiés par le traditionalisme et le manque de modernité de l’ANC, mais aussi par la corruption. De l’autre côté, il y a le risque de perdre aussi les marginalisés, qui se battent pour l’accession aux services, qui s’époumonent contre la corruption, qui se démènent contre le fait que tous les bénéfices soient monopolisés par une minorité politique.
La différence est que les Born Frees privilégiés, lorsqu’ils sont mécontents, votent pour la DA (Democratic Alliance, Ndlr) ou un autre parti. Les marginalisés, eux, voteront plutôt pour l’EFF (Economic Freedom Fighters, parti de Julius Malema, Ndlr) ou s’abstiendront. Le vrai risque pour l’ANC, c’est que les mécontents ne votent plus du tout et deviennent des dissidents du système en place.
L’Economic Freedom Fighters peut-il profiter de cela ?
Oui et non. Il y a trois raisons pour lesquelles un parti recueille des voix : le message, l’organisation et l’enregistrement des électeurs. Le message de l’EFF s’adresse aux marginalisés, mais ce parti n’a pas d’organisation en dehors de Limpopo (province du nord du pays, sur la frontière avec le Botswana et le Mozambique, Ndlr). C’est là le principal avantage de l’ANC : ils ont une branche dans chaque ville, chaque rue. L’EFF est encore un parti très jeune. Le deuxième problème de ce parti est que beaucoup de ses électeurs potentiels ne sont pas enregistrés pour voter.
Certains observateurs internationaux craignent un scénario « à la zimbabwéenne » en Afrique du Sud. Est-ce imaginable ?
Je ne pense pas du tout que ce soit le cas. Le Zimbabwe n’est pas seulement un produit de Mugabe, il existait une structure sociale qui prédisposait le pays à cela. C’est une société largement basée sur l’agriculture, avec beaucoup de terres tenues par une élite blanche, une partie de la paysannerie recherchait des terres pour cultiver.
En Afrique du Sud, la structure sociale est très différente. La vaste majorité de la population est urbaine et pauvre, elle ne vient pas du Transkei, elle ne se rêve pas fermière. Cela ne signifie pas qu’il ne peut pas y avoir des troubles sociaux, mais peut-être dans dix ans. S’il y avait une explosion, ce serait plutôt comme en Europe de l’Est ou en Amérique latine, où il y a des soulèvements populaires urbains dus aux inégalités sociales.
Propos recueillis à Johannesburg par Damien Roulette, envoyé spécial
© Notre Afrik N°40, Janvier 2014
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